Publié le 25 Sep 2013

« Les Juifs et la chaussure » (« Jews and shoes ») de Edna Nahshon

jewsnshoes

Paru en 2008 et traduit dans une trentaine de langues, mais pas en français, « Les Juifs et la chaussure » est un ouvrage passionnant mis sur pied par l’universitaire américaine Edna Nahshon, professeur d’hébreu et de théâtre au Séminaire théologique juif à New York.

Rejoignez-nous sur Facebook                    

Refusant tout débat théorique et toute conceptualisation pédante sur le thème de la bottine, l’ouvrage est une collection de quatorze études socioculturelles réparties en quatre parties (Religion et Bible, Mémoires et Commémoration, Idéologie et économie, Théâtre, Art et films) qui aspirent à pénétrer, sur la pointe des pieds, sur des terres intellectuelles encore vierges.

A la hauteur des attentes suscitées par la lecture de son surprenant titre, ce livre astucieux est parvenu à trouver une réelle profondeur à ce qui paraissait creux et banal, à éclairer ce qui était obscur et donner du sens à l’absurde. On ne peut ainsi que saluer le dynamisme, la créativité et la sagacité d’une contribution fascinante, bien qu’exigeante, aux études juives.

On regrettera néanmoins l’absence d’une véritable conclusion qui aurait pu mettre en perspective et donner du liant à un ensemble composite, la taille réduite des essais qui n’a pas permis d’aborder un thème aussi central que celui du rapport entre la chaussure et le monde de la mode et surtout le judéo-centrisme de l’ensemble qui néglige les études non juives sur ce mystérieux objet de désir et de fascination. Sélection.

Première partie

Le chapitre d’ouverture d’Edna Nahshon, intitulé « Les Juifs et la chaussure », se veut une étude à 180 degrés sur la place de la chaussure dans l’histoire juive à travers une interrogation sur les objets concrets autant que sur le langage : le port, le retrait, le laçage et la destruction des chaussures ; l’érotisme et l’art de la chaussure ; la figure du Juif et du métier de cordonnier ; ou encore les chaussures comme silencieux symbole de l’Holocauste.

Dans « La chaussure biblique : échapper au port de la chaussure : l’appel de Moïse, un archétype biblique », Ora Horn Rouser se penche en une douzaine de références académiques sur la question des chaussures chez les anciens Israélites et leur habitude d’être nus pieds et dessine par-là, de façon hélas abrupte, le lien paradigmatique qui relie la nudité des pieds au Commandement divin de Moïse devant le Buisson ardent.

Dans « La chaussure de la Halitzah : entre fascination féminine et émasculation symbolique », Catherine Hezser aborde l’épineuse question de la Halitzah, un rite qui succède au refus de l’homme de remplir son devoir léviratique d’inséminer la veuve sans enfant de son frère décédé, et qui consiste pour la veuve à retirer la chaussure de son beau-frère, cracher au visage de celui-ci et prononcer quelques paroles. Hezser y étudie les diverses interprétations de ce geste avant de se concentrer sur sa lecture rabbinique et son exécution pendant le Moyen Age et à l’époque moderne, mais sans toutefois aborder sa survivance dans certaines communautés orthodoxes d’aujourd’hui.

Le fascinant et très inspiré essai de Rivka Parchiack intitulé « Chaussure et pierre tombale : les pierres tombales en forme de chaussure dans les cimetières juifs d’Ukraine » mène l’enquête sur une énigme funéraire qui sera, sans nul doute, une découverte pour tous, à savoir l’apparition au milieu du 19e siècle de pierres tombales en forme de chaussures. Parchiack propose une intrigante, mais plausible, thèse selon laquelle les pierres tombales auraient pris forme à un moment particulier d’intense messianisme juif et évoque, pour soutenir sa thèse, l’Exode 12 :11. Elle propose aussi une alternative en reliant les sculptures funéraires à la notion hassidique et kabbalistique selon laquelle les chaussures, dans leur acceptation métaphorique, protègeraient les défunts des démons et de la souillure.

jews-and-shoes01

L’essai de Orna Ben-Meir « La chaussure israélienne : des sandales bibliques et de l’identité israélienne naissante » est tout aussi génial. Si la catégorie épistémologique des « sandales bibliques » a été créée durant la Seconde guerre mondiale, Ben-Meir fait pourtant remonter l’histoire de cette « tradition inventée » aux premières heures de l’idéologie sioniste, et plus précisément à la question et la finalité de la seconde Aliyah. Les sandales, selon elle, permettaient, symboliquement, mais aussi physiquement, au Juifs d’escalader le Mont des Oliviers et donc d’en réclamer l’usufruit. Pareillement, les sandales permettaient d’exorciser l’ascétisme prolétarien et rural en permettant aux ouvriers et aux paysans de se dresser face aux Bourgeois des villes. Ben-Meir met enfin en perspective la sandale israélienne à la lumière des codes vestimentaires et de genre du début du 20e siècle.

Rejoignez-nous sur Facebook

Deuxième partie

Dans la belle et triste histoire familiale de « La chaussure shtetl : comment fabriquer une chaussure », un vieux père, Mayer Kirshenblatt, étudie avec sa fille, la célèbre universitaire Barbara Kirshenblatt-Gimblett, la question des chaussures et de leur fabrication avant la Shoah. Ce récit est, en cela, un noble préambule à l’émouvant essai de Jeffrey Feldman « La chaussure de l’Holocauste : libérer la mémoire : les chaussures en tant qu’expérience mémorielle de l’Holocauste », qui est une exploration élégante des différents rôles joués par la chaussure dans la mémoire et dans les discours sur l’Holocauste. Enfin, une douce émotion saisira le lecteur découvrant « La chaussure folklorique : chaussures et fabricants de chaussures dans la langue et le folklore yiddish » de Robert A. Rothstein, une tendre exploration du vocabulaire yiddish, de ses sous-entendus, de ses proverbes et de ses métaphores.

Troisième partie

Le perspicace essai de Shelly Zer-Zion « Le Juif errant : la sentence du cordonnier : le Juif errant à la recherche du Salut » se concentre sur les interprétations modernes de ce vieux conte. Shelly détaille de manière intéressante l’appropriation de cette icône par les pensées juives et sionistes, le Juif errant devenant de fait la figure héroïque et fantomatique d’un voyage qui le fait passer des temps de la Diaspora et de la magnificence passée du peuple juif à ceux de la conquête de la Terre Promise. Zer-Zion signale, à cet égard, comment la tradition sioniste a, de diverses façons, relié les multiples lectures symboliques du terme « chaussure » pour, in fine, permettre au « Juif errant » de prendre pied dans l’Histoire.

Tout aussi perspicace est l’essai de Ayala Raz : « La chaussure niveleuse : les chaussures comme symboles d’égalité dans la société juive en Palestine durant la première moitié du 20e siècle », dans lequel l’auteur évoque l’ancrage en Palestine pendant la seconde Aliyah d’une nouvelle éthique égalitariste et socialiste. La figure idéalisée du Nouveau Juif prend, à cette époque, ses distances avec celle du bourgeois fuyard d’autrefois et devient celle du migrant aux nus pieds, aux chaussures mal taillées avec l’orteil qui dépasse, vêtu de lambeaux. Pour Ayala, l’adoption en masse de la sandale « biblique » durant l’époque austère de construction de l’Etat se voulait ainsi une marque d’authenticité et de quête nostalgique face au consumérisme naissant.

Quatrième partie

La dernière partie de l’ouvrage aborde le thème des chaussures et de l’art juif. Andrew Ingall y développe des objets psychanalytiques tels que « Les chaussures des fétichistes : poèmes sur l’atrocité pédestre : sexualité, ethnicité et religion dans l’art de Bruno Schultz ». Sonya Rapoport s’interroge sur son propre rapport médiatique et artistique à la chaussure dans « La chaussure de l’artiste : une plongée dans les racines juives de la chaussure », Dorit Yerushalmi relit dans « La chaussure théâtralisée : la parole à la fabrique de chaussures : les cordonniers sur scène », les multiples influences qui ont façonné la célèbre comédie du Roi Salomon et Shalmai le cordonnier, mise en scène pour la première fois à Tel Aviv en 1943. Enfin, Jeannette R. Malkin décortique dans « La chaussure dans le cinéma : la griffe orientale d’Ernst Lubitsch dans le Palais Pinkus de la chaussure», le discret film de 1916 et le quotidien des Juifs allemands à Berlin pendant la Belle Epoque.

« Les Juifs et la chaussure » de Edna Nahshon. Oxford: Berg Press, 2008. 226 pp.

Cet article a été très librement inspiré de l’article d’Eric K. Silverman paru en 2008 dans la Shofar Book Reviews.

Pour des analyses austères de l’ouvrage et des thèmes qu’il aborde, nous recommandons de lire l’analyse de la London Review of Books. Lire également l’article sur le sujet du Centre Chabad.

Skander Ben Mami – © Le Monde Juif .info

Rejoignez-nous sur Facebook

Recherche

En continuant à utiliser le site, vous acceptez l’utilisation des cookies. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer